L’art dégénéré, la censure de l’art par les nazis

« A partir de maintenant, nous mènerons une guerre implacable d’épuration contre les derniers éléments de la subversion culturelle »

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Dernièrement, j’ai assisté à une exposition sur Picasso au musée Hyacinthe Rigaud à Perpignan et j’ai lu le livre de sa compagne Françoise Gillot « Vivre avec Picasso », je vais pas vous en faire une critique c’était cool et ça m’a permis de m’intéresser à ce qu’il était advenu des œuvres de Picasso durant le IIIème Reich alors que l’artiste était considéré comme « dégénéré » par les nazis.

La censure virulente contre les artistes dès 1933

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Dès la prise de pouvoir par Hitler en 1933, l’art contemporain se retrouve censuré de diverses manières. L’art depuis les années 1910 en Allemagne mais aussi partout en Europe, qu’il s’agisse de peinture, de dessin ou de sculpture, voit ses codes changer et ceux de l’expressionnisme, le dadaïsme ou encore le cubisme semblent aller à l’encontre de l’idéologie nazie. De plus, les influences étrangères -comme les arts primitifs africains- ça plaît pas beaucoup et le pire pour le Reich c’est la représentation de ce qu’il qualifie de sous-homme : « nous nous trouvons ici en présence du nègre et de l’insulaire des Mers du Sud considérés comme le parfait exemple de l’idéal racial de l’art moderne […]. Le nègre devient un idéal de race dans l’art dégénéré ».

Rapidement, les œuvres sont décrochées des musées nationaux, on en décompte plus de 16 000 qualifiées d’avant-garde ou de « dégénérées ». Il est aussi question d’un bûcher allumé en 1939 pour brûler les tableaux mais faut pas prendre les nazis pour plus cons qu’ils ne le sont. Ils ont bien compris qu’ils pouvaient faire du fric avec les œuvres d’art dit dégénéré et ce n’est pas parce qu’ils les enlèvent des musées qu’ils ne peuvent pas en tirer un peu de pognon. De nombreuses œuvres sont vendues. Certaines sont même achetées par des nazis à moindre coût pour leur collection personnelle.

En 1937, 650 tableaux retrouvent les murs pour l’exposition Entarte Kunst à Munich. L’idée est de dénoncer l’art dégénéré en le confrontant à l’art dit héroïque. Mais pas seulement…

L’art dégénéré face à l’art héroïque

L’art dégénéré n’est pas de la décadence, on ne reproche pas aux artistes de montrer des personnes faibles ou malades mais bien de les dénaturer de telle façon que les personnages en perdent leurs traits distinctifs comme le genre ou l’espèce d’origine et ils deviennent alors impurs.. Et ça clairement, c’est pas le délire de l’idéologie nazie qui prône, revendique et recherche la pureté de la race. Selon l’idéologie nazie, l’art dégénéré est aussi impur à l’art que les personnes juives le sont à l’espèce humaine. On peut également citer l’utilisation des couleurs à des fins esthétiques et non réalistes comme peuvent le faire Picasso, Matisse ou encore Kirchner qui aime peindre des nus verts et des jardins bleus, c’est un truc qui rend fou les nazi.

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C’est en 1937 que l’expression d’art dégénéré prend tout son sens, lorsque l’exposition Entartete Kunst est organisée à Munich pour non pas valoriser l’art dégénéré mais bien l’humilier. Dans Mein Kampf, Hitler préparait déjà le terrain en disant que « les œuvres de Weimar sont des productions de malades mentaux […] ils n’ont rien à voir avec notre peuple allemand ». Lors de l’inauguration de l’exposition de 1937 (dont nous allons parler quelques lignes plus bas) Hitler s’exprime : « Et que produisez-vous ? Des estropiés tordus et des crétins, des femmes qui ne peuvent inspirer que du dégoût, des hommes qui sont plus proches des animaux que des êtres humains, des enfants qui, s’il devait en exister de semblables, seraient immédiatement considérés comme une malédiction divine ! ». Ça ne laisse rien présager de bon pour les artistes, et ils sont nombreux !

On peut notamment citer Matisse, Picasso, Modigliani, Van Gogh, Cezanne mais aussi Munch.

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Face à eux, on retrouve « l’art allemand », ou encore l’art héroïque qui propose des hommes et des femmes en forme physiquement, qui répondent à l’idéologie nazie. Ils ont des visages radieux, ils travaillent les champs ou se retrouvent pour des loisirs sains, comme aller à l’église par exemple. Là où l’art moderne montre des femmes fatiguées, la prostitution, l’alcool, des scènes de prélassement ou de sexe, l’art allemand respecte le célèbre slogan nazi « Kirche, Kinder, Küche » qui signifie Eglise, Enfant et Cuisine… Histoire de bien faire comprendre quelle est la place de la femme dans la société nazie.

L’exposition de 1937

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L’exposition Entartete Kunst de 1937 va jouer sur cette opposition et évidemment, la mise en scène est telle que les visiteurs ressentent de l’incompréhension et de la désapprobation vis à vis de l’art moderne. Il n’y a aucune mise en valeur des œuvres qui sont accrochées à l’anglaise. C’est à dire que tous les cadres sont différents, il n’y a pas d’harmonisation de taille ou d’aspect. C’est un peu le bordel, et si ça peut-être très esthétique dans certains cas, il est rapidement possible de rendre le tout incompréhensible et grossier.

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De plus, les cartels indiquent le prix d’achat et le nom de l’institution allemande qui a acheté l’œuvre afin de mettre en avant des sommes importantes considérées comme gaspillées par l’ancien régime pour acquérir ces tableaux.

Au niveau des textes explicatifs c’est… Oh beh c’est bien nazi ! Les textes sont racistes et antisémites. On retrouve notamment à coté d’oeuvres d’Otto Mueller comme Gitans devant une tente : « Die Jüdische Wüstensehnsucht macht sich Luft – Der Neger wird in Deutschland zum Rassenideal einer entarteten Kunst » dont la traduction est : « La nostalgie du juif à retrouver le désert se révèle – En Allemagne, le nègre devient l’idéal racial de l’art dégénéré ». On voit l’ambiance quoi… En revanche, la deuxième partie de l’exposition, celle qui met en avant l’art nazi est complètement différente. La muséographie est aérée, plutôt classique mais rythmée. On y retrouve notamment le peintre préféré d’Hitler : Adolf Ziegler. Il manie parfaitement le pinceau pour représenter des enfants sages ou des femmes aux corps absolument parfaits. Ou encore les œuvres de Caspar David Friedrich.

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Pour cette exposition, plus de 16 000 œuvres ont été décrochées dans tous le pays pour se retrouver à Munich (seulement 700 sont exposées, les autres sont entreposées), puis finalement, pour continuer de dénoncer l’horreur de l’art dégénéré, les nazis décident d’organiser cette exposition dans diverses villes allemandes mais aussi en Autriche. De fait, il s’agit de la première exposition itinérante d’art moderne. Bien ouej ! Plus de 3 millions de personnes ont alors pu errer dans les salles pour admirer de véritables génies. En revanche, les nazis ne sont pas complètement concons et voient la valeur pécuniaire de l’art, si certaines œuvres ont été détruites, beaucoup ont été récupérées pour se retrouver sur le marché noir. D’autres ont eu la chance d’être épargnées.

La sauvegarde et l’exil des œuvres

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De nombreux artistes dits dégénérés, bien qu’exposés à Munich, bénéficient de la protection de certains dirigeants nazis grands amateurs d’art moderne. C’est le cas notamment de Munch (tu sais, le Cri) que Goebbels admire ou encore Nolde qui a la protection de Döhlemann. D’ailleurs ce dernier va inviter l’artiste chez lui quelque temps. Pendant la guerre, il va même protéger certaines de ses toiles. Avec la complicité d’un dirigeant allemand, Heckel parvient à récupérer et enterrer son œuvre Zeltbahn Madonna dans son atelier pour ne pas qu’on le lui saisisse.

Les directeurs de musées européens, comme le Louvre, n’hésitent pas à envoyer leurs collections à l’étranger ou à les entreposer à l’abri car dès l’occupation de la France par l’Allemagne, tous les musées français et toutes les galeries sont spoliés. C’est un gros business de l’art qui se met en place, le Reich s’octroie le droit de récupérer toutes les collections qui l’intéressent, qu’il s’agisse d’art dégénéré ou héroïque et les œuvres sont soit vendues au profit du Reich, soit entreposées pour le fuhrermuseum. Le fuhrermuseum est un espace dédié à l’art héroïque imaginé par Hitler en Autriche, à Linz. Mais ça n’a pas abouti. En revanche, il est possible d’observer toutes les œuvres qu’Hitler convoitait .

Les ventes aux enchères, profit ou résistance ?

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Comme je vous le disais et contrairement aux apparences, les nazis ne sont pas complètement stupides et ils ont bien compris qu’ils pouvaient tirer beaucoup de fric de cette histoire de trafic d’art alors ils ne vont pas se gêner. De nombreuses ventes aux enchères sont organisées pour vendre les tableaux les plus célèbres et certains collectionneurs d’art se sont jetés sur l’opportunité d’acquérir quelques Picasso, Van Gogh, Renoir ou peu importe… C’est notamment le cas d’Hildebrand Gurlitt… Le mec a acheté ou récupéré 1500 œuvres (dont 300 issues de l’expo d’art dégénéré Entartete Kunst). Pas une, pas dix, non 1500 ! Evidemment, il s’est bien gardé de s’en vanter mais oklm sur son canapé, il admirait Chagall, Klee ou encore Kokoschka.

C’est seulement en 2013 que le journal allemand Focus prend connaissance de l’affaire et enquête sur la famille Gurlitt, on retrouve encore près de 300 tableaux chez le fils à Salzbourg. Hildebrand étant mort, c’est son fils Cornelius qui a hérité de tout. On ne sait si c’est son amour de l’art ou sa culpabilité mais à sa mort, Cornelius a fait du musée des Beaux-arts de Berne sont légataire universel. Tout est presque rentré dans l’ordre. Des profiteurs, il y en a eu beaucoup, on le sait, mais certains collectionneurs ont été bien plus malins et droits dans leurs bottes.

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Comme Joseph Haubrich, un collectionneur qui a racheté des œuvres pillées au Wallraf-Richartz-Museum. Pendant plusieurs années il les a cachées dans le dépôt du musée puis chez lui jusqu’en 1946, année durant laquelle il a donné toute sa collection à Cologne. Les tableaux sont aujourd’hui visibles au musée Ludwig. A Lucerne, en 1939, Rolf Hetsch, un historien de l’art réputé organise une vente aux enchères au profit du Reich, tous les collectionneurs du pays sont présents mais il se passe quelque chose d’assez dingue. Pour ne pas filer d’argent au régime, les collectionneurs décident de ne pas acheter d’œuvres (il reste des œuvres invendues à la fin de la séance) ou seulement à des prix dérisoires. Le célèbre tableau de Kirchner Scène de rue a été vendue 160 dollars… Ruhe de Kandinsky, 100 dollars et les Baigneuses à la tortue de Matisse, 9100 FS. Hélas, toutes les œuvres n’ont pas eu la chance d’être mises à l’abri et plus de 1000 tableaux sont brûlés le 20 mars 1939…

Pour en savoir plus sur l’art dégénéré (parce qu’il y a tellement plus de choses à savoir) je vous conseille cet article sur l’ENS-Lyon, ce livre (bien trop cher), ou celui-ci  (bien plus accessible).

Si tu as aimé cet article, s’il t’a appris plein de trucs n’hésite pas à le partager ou à soutenir le site ! Tu peux aussi acheter les livres Raconte-moi l’Histoire !

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8 thoughts on “L’art dégénéré, la censure de l’art par les nazis

  1. J’avoue que l’art nouveau ne me plait pas beaucoup…. L’art était très beau, avant, surtout avec le baroque, le classicisme , le néoclassicisme, le rococo et le romantisme .

  2. Bah, vous partagez donc les gouts – et dégouts – de ceux qui ont organisé ces expos et ventes d’art « dégénéré » ! C’est un choix.

    Au passage, les termes « art nouveau » désignent le courant artistique qui, entre 1890 et 1905 – 1910, a promu « l’inventivité, la présence de rythmes, couleurs, ornementations inspirés des arbres, des fleurs, des insectes, des animaux, et qui introduit du sensible dans le décor quotidien. »
    Rien à voir donc avec les formes plus récentes souvent appelées (mais à tort) « art contemporain ».

    • Rien à voir non plus avec tous les artistes cités dans l’article et qualifiés de dégénérés par les nazis, qui correspondent à la période dite « moderne » (la période contemporaine débutant plutôt justement après la seconde guerre mondiale).

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