Vin, gnôle… quand l’alcool des tranchées donne du courage

En 1913, les vendanges ont été bonnes, excellentes même ! Le vin coule à flot, à tel point que les vignerons du midi ne peuvent écouler tout leur stock. Aussi, lorsque la guerre éclate en août 1914, ils sont nombreux à se retrouver près des gares pour offrir une rasade aux soldats partants sur le front. On pense à cette époque que l’alcool a des capacités revigorantes et fortifiantes et qu’il est bien nécessaire pour les soldats d’en consommer. La réalité est bien différente, dans cet article je vous propose de découvrir le lien étroit entre l’alcool, les Poilus et la guerre des tranchées.

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Le vin dans le rationnement alimentaire du Poilu

Si les hommes n’ont pas attendu la Première Guerre mondiale pour consommer de l’alcool, c’est bien à cette époque-là que le vin fait son apparition dans les rations alimentaires du soldat. Au début de la guerre, les rations sont équilibrées et assez nourrissantes, idéalement elles se composent par jour et par soldat :700 grammes de pain de guerre, 600 grammes de viande (ça va vite disparaître), 60 grammes de légumes secs, de riz ou de pommes de terre. A cela on ajoute 30 grammes de lard ou de saindoux et un potage salé qu’on peut agrémenter de 20 grammes de sel. Pour le dessert ? 30 de sucre et 25 grammes de café torréfié. Enfin, en 1914, les soldats ont droit à 25 cl de vin ou 100 cl de bière/cidre plus 6cl d’eau de vie (qu’on appelle la gnôle) et d’un peu de tabac. En plus des 25 cl de vin gratuit de la ration alimentaire, les soldats ont régulièrement 25 cl qui sont payés par les fonds des compagnies. En 1916, la ration gratuite passe de 25 cl à 50 cl. Soit avec la ration des compagnies, 75 cl de vin par personne et par jour. Cela fait une bouteille. Pour assurer les rations, en 1916, l’intégralité de la production d’eau-de-vie est réquisitionnée par l’armée.

Le vin n’a qu’une seule consigne à respecter, il doit faire 9°. Pour cela on assemble souvent les vins costauds du Languedoc avec des vins plus légers du Beaujolais et Charentes. Qu’on se le dise, la plupart du temps il est dégueulasse. C’est de la piquette. Du pinard.

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En 1918, la ration quotidienne de vin par Poilu atteint le litre. Ça commence à faire, d’autant que la viande et les céréales ont quasiment disparu des assiettes et que les soldats se nourrissent principalement de potage, faute de ravitaillement mais aussi de main d’œuvre sur les terres. Les femmes qui étaient déjà dans les champs avant la guerre, avec leur mari, ne peuvent pas faire le travail de deux personnes. En ce qui concerne le vin, plus d’un tiers de la production nationale est récupéré pour les soldats, on estime entre 45 et 60 millions d’hectolitres la quantité de vin bue par les soldats durant les quatre années de guerre.

Les rations exceptionnelles

Les jours de fête comme le 1er janvier ou le 14 juillet sont symboliquement fêtés dans les tranchées et ça commence dans l’assiette. Par exemple, le menu du 1er janvier 1917 se compose d’une ration habituelle plus 100 grammes de jambon, deux biscuits secs et deux oranges. Mais aussi dans le verre, avec 125 cl de vin en plus. Et fiesta oblige, une bouteille de vin de champagne pour quatre hommes et un cigare. Mais les rations exceptionnelles sont très très rares et parfois le ravitaillement n’arrive jamais. En revanche, il n’est pas rare que le commandement offre de la gnôle en plus et à grosses rasades. « La gnôle réchauffait quand on avait froid, soutenait quand on avait faim, réveillait quand on était las; cela remplaçait le pain, la viande, le charbon, le repos », raconte Roland Dorgelès. Ce n’est pas que pour remercier le soldat, non, c’est pour lui donner le courage d’affronter l’assaut imminent des ennemis ou la montée en première ligne au plus près de la mort. C’est une sorte de bouclier invisible, le Poilu, enivré et comme revigoré par l’alcool, la peur peut disparaître pour laisser place à un état euphorique où le soldat se pense invincible, le temps de quelques heures.

L’alcool comme lien social

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Autant que possible, rations exceptionnelles ou pas, les soldats se retrouvent sur une table pour manger et picoler ensemble. Une ambiance conviviale à table permet de détendre les hommes mais aussi de les réconforter, ils ne sont pas seuls. Avec leurs compagnons d’infortune, ils refont le monde, pensent à la fin de la guerre et se saoulent ensemble. C’est un corps uni qui fait face aux terribles adversaires et cela même en dehors du front et des tranchées. Une solidarité et une identité commune, ça se crée à ces moment-là. Mais aussi lors du partage d’une bouteille ou d’un colis envoyé par la famille et qui permet de varier un peu les aliments en plus de faire découvrir ses propres produits (pâtés, charcuterie…).

 La consommation d’alcool en dehors des tranchées

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Les soldats ne sont pas tous et tout le temps en permanence dans les tranchées, aussi, dans la zone des armées proche du front, les estaminets sont nombreux. En réalité, ils se sont multipliés avec la guerre. Dans les villages du Nord-Pas-de-Calais, de nombreuses maisons se sont transformées en débit de boisson, c’est plus ou mois légal, mais peu importe. L’armée française met aussi en place des camions-bazars en 1915, on y trouve des conserves, du saucisson, des fruits et bien sûr du pinard et de la gnôle. Tout comme dans les coopératives militaires mises en place à partir de l’automne 1916, où les Poilus peuvent trouver des produits à bas prix. Tous les prétextes sont bons pour lever le coude et s’enivrer, on fête le retour d’un proche, une permission ou encore la promotion d’un autre soldat. Je ne vous apprends rien, la consommation excessive d’alcool entraîne quelques dérives, l’alcoolisme d’une part, mais aussi des événements ponctuels de violence.

Les problèmes liés à la consommation d’alcool

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Il n’est pas rare d’apprendre que des soldats se battent dans les gares ou les trains. En effet, dans les gares, les appelés se regroupent et les blessés, ou les soldats en permission arrivent, et tous ensemble, ils picolent. Il en est de même dans la zone des armées. Certains soldats commettent des actes d’incivilités comme des bagarres, des outrages envers les supérieurs, (les caporaux, sergents et état-majors sont les premières cibles) ils sont alors régulièrement rapportés devant la justice militaire. Ce qui nous donne de bons indicateurs de violence liée à l’alcool et des sanctions encourues : exemple un soldat du 91ème RI a été condamné à trois mois de prison en 1916 après avoir tabassé ses camarades et menacé le sergent, alors que la troupe lui avait interdit de pisser dans le local où ils se trouvaient tous (quand on dit que l’alcool rend teubé…) La justice militaire a tendance à fermer les yeux sur les cas d’ivresse manifeste dans les rues et les lieux publics, même si les sanctions peuvent aller jusqu’à quelques semaines de prison, mais lorsque l’ivresse s’accompagne de violences et/ou de menaces, elle est lourdement sanctionnée car elle nuit à l’esprit d’équipe, de corps et de camaraderie. La cohésion est importante. Enfin, l’ivresse des soldats dans les rues publiques dans la zone des armées ou les villes de garnison donne une mauvaise image de l’armée française. De fait, des campagnes vont être menées pour lutter contre l’alcoolisme des soldats.

La lutte contre l’alcoolisme

En 1905, la Ligue nationale contre l’alcoolisme naît de l’union la Société française de tempérance, de l’Étoile universitaire et de l’Union française antialcoolique et compte rapidement plus de 50000 bénévoles. Parmi eux, on peut compter de nombreux instituteurs, des syndicats qui pensent que l’alcool nuit à l’union des ouvriers contre le patronat mais aussi des mouvements féministes composés de femmes victimes de violences conjugales. En 1905, la Ligue lance une campagne célèbre contre l’absinthe mais c’est pendant la Première Guerre qu’elle va surtout se faire entendre, c’est d’ailleurs en août 1914 que l’absinthe est interdite à la vente. L’armée se soumet aux mesures prophylactiques de l’époque pour conserver une bonne image mais aussi pour limiter les accidents. L’idée est de réduire la fréquentation des cafés par les soldats, aussi on peut voir à Lyon, dans le parc de la Tête d’or un local appelé « le repos du soldat » où tous les Poilus peuvent trouver des livres, de la musique et de la chicorée bien chaude à la place de la bouteille de vin. Toujours à Lyon, sur le boulevard des Belges, il y a « le Jardin du blessé » où les convalescents se rejoignent pour jouer aux quilles, aux cartes ou encore aux fléchettes. Mais il y a un contexte contradictoire, si l’armée, consciente des effets négatifs sur ses troupes, accepte de limiter la consommation d’alcool dans les villes de garnisons ou dans la zone des armées, sur le front, les rations sont augmentées. Eh oui. A ce propos, je trouve ce titre de la Ligue nationale contre l’alcoolisme très parlant.

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N’est-ce pas justement ce dont l’armée a besoin ? Des hommes dont la conscience des risques est altérée par la consommation d’alcool et dont le courage est amplifié par l’ivresse… L’autorité militaire est consciente mais elle est surtout pragmatique. La guerre de tranchée sans alcool, c’est juste impossible. Apollinaire écrit d’ailleurs que la grande différence entre les Allemands (les perdants) et les Français (les vainqueurs), c’est la picole : «J’ai comme toi, pour me réconforter le quart de pinard qui met tant de différences entre nous et les boches.»

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Je vous laisse avec la chanson écrite par Louis Bousquet sur l’air de Georges Picquet, deux soldats du 140ème régiment d’infanterie vers 1916. Voici les paroles.

Vive le Pinard !

Sur les chemins de France et de Navarre
Le soldat chante en portant son bazar
Une chanson authentique et bizarre
Dont le refrain est « Vive le pinard ! »

Refrain :
Un ! Deux !
Le pinard c’est de la vinasse
Ça réchauffe là oùsque ça passe
Vas-y, Bidasse, remplis mon quart
Vive le pinard, vive le pinard !

Aimer sa sœur, sa tante, sa marraine
Jusqu’à la mort, aimer son étendard,
Aimer son frère, aimer son capitaine,
Ça n’empêche pas d’adorer le pinard

(…)

Jeune marmot, bois le lait de ta mère
C’est ton devoir, mais songe que plus tard,
Cette boisson te paraîtra z’amer,
Un vrai poilu ne boit que du pinard.

(…)

Sur le talus renverse ta bergère,
De l’ennemi renverse les remparts,
Dans les boyaux fous-toi la gueule par terre
Mais ne va pas renverser le pinard

(…)

Dans le désert, on dit qu’le dromadaire
N’a jamais soif, mais c’est des racontars,
S’il ne boit pas, c’est qu’il n’a que d’l’eau claire,
Il boirait bien s’il avait du pinard

On tue les poux avec de l’insecticide,
On tue les puces avec du coaltar,
On tue les rats avecque des acides
Et le cafard en buvant du pinard

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3 thoughts on “Vin, gnôle… quand l’alcool des tranchées donne du courage

  1. Pingback: Vin, gnôle… quand l’alcool des tranchées donne du courage - Miamologue

  2. Je voudrais ajouter à cette article très complet que quand les américains sont arrivés sur les front de guerre en France ils ont été très rapidement interdit de toutes ration d’alcool pour ne pas heurter l’Amérique très puritaine qui était contre la consommation d’alcool. Ceci a été vu comme une très grosse injustice pour les soldats américains.

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